Dans ce extrait du document que nous publions, l’Observatoire Tunisien de l’Economie pointe le gaz de schiste et ses effets sur l’environnement en Tunisie.
"Les pays africains ont en général peu d’expérience en matière d’adoption et d’application de réglementations environnementales, mais dans le cas du gaz de schiste, elles doivent être en place avant tout forage, parce que le principal risque de dommage pour l’environnement intervient au moment de la première fracturation". Extrait du rapport de la BAD sur le gaz de schiste en Afrique, octobre 2013
Suite au rapport de la BAD sur le gaz de schiste et l'article de Nawaat confirmant l'accord entre Shell et les autorités tunisiennes, le débat sur l'exploitation du pétrole et gaz de schiste revient sur le devant de la scène médiatique. Plusieurs sites d'informations tunisiens ont même fait le lien entre les récentes secousses sismiques ressenties à Sousse et Monastir et le gaz de schiste. La réponse du Ministère de l'Industrie ne s'est pas faite attendre : "il nie avoir attribué des licences pour l’extraction de gaz de schiste de la Tunisie. Le même communiqué a exprimé son étonnement de voir lier l’extraction du gaz de schiste, ce qui est totalement aberrant, et les tremblements de terre, survenus ces derniers temps dans la région du Sahel." Le Secrétaire d'Etat chargé de l'Energie et des Mines, Nidhal Ouerfelli nous informe que " le choix de l'exploitation du gaz de schiste en Tunisie n'est pas encore arrêté , et que cette option est tributaire des résultats de l'étude en cours qui prendra entre 2 et 3 ans.". Circulez, il n'y a rien à voir.
Reposer les termes du débat
Une certaine confusion règne en particulier sur le gaz de schiste qui serait, en lui-même, la cause des dangers environnementaux. Or, rien ne distingue les hydrocarbures non conventionnels (gaz et pétrole de schiste, etc. ) des autres, sinon le sol qui les recèle et la technologie mise en œuvre pour leur extraction. Ainsi la différence principale repose sur le fait que les hydrocarbures conventionnels sont "piégés" dans une roche-mère (schiste) très peu perméable et qui nécessite une fracturation hydraulique pour les libérer alors que les hydrocarbures conventionnels peuvent être extraits sans fracturation du fait de la perméabilité de la roche qui les recouvre. Tout l'enjeu et le danger environnemental et sismique de l'extraction des gaz et pétrole de schiste réside dans l'utilisation de la technique de fracturation hydraulique en forage horizontal. La question fondamentale est donc : est-ce que l'exploitant, en Tunisie, utilise la technique de fracturation hydraulique en forage horizontal lors de l'extraction des hydrocarbures non conventionnels ?
La fracturation hydraulique : une technique dangereuse mais utilisée en Tunisie depuis 2008
La fracturation hydraulique consiste en la création de fissures dans la roche-mère où est piégé le gaz ou pétrole de schiste via l'injection d'un fluide sous très haute pression (100 bars). Cette technique est aujourd'hui indissociable de l'extraction de gaz ou pétrole de schiste. Nous reviendrons longuement sur l'impact de la fracturation hydraulique, mais commençons d'abord par dévoiler l'histoire de l'utilisation de cette technique en Tunisie.
Selon une étude de l'US Energy Information Administration datant de juin 2013, deux formations géologiques situées dans le Bassin de Ghadames sont susceptibles de contenir du gaz ou pétrole de schiste exploitable en Tunisie : le Upper Devonian-age Frasnian Shale et le Silurian-age Tannezuft "Hot Shale" ("Hot" car, selon l'étude, elle serait très riche en Uranium).
C'est donc dans cette zone que se sont concentrés les exploitants à la recherche du schiste et de ses énormes réserves estimées. Parmi tous les permis octroyés dans cette région, le permis de Sud Remada, situé à la frontière libyenne près de Tataouine, a retenu notre attention.
La BAD le confirme également dans son rapport d’octobre 2013 : "Les réserves estimées (de gaz de schiste) se situent dans le bassin de Ghadames et un premier puits a e?te? foré par fracturation en 2010".
Si bien qu'il devient difficile pour les autorités tunisiennes, ou même la population, de nier que la technique de fracturation hydraulique, intimement liée à l'extraction de gaz et pétrole de schiste, est utilisée régulièrement par les compagnies pétrolières et gazières en Tunisie depuis au moins Juillet 2008. D'ailleurs, au coeur même de la polémique sur la convention signée avec Shell en Septembre 2012, Mohamed Akrout, PDG de l'ETAP, avait avoué que la fracturation hydraulique était déjà utilisée dans le sud de la Tunisie. Des aveux qui n'avaient pas fait grand bruit à l'époque. Et pour cause, savons-nous exactement quels sont les impacts sur notre environnement, air, eau, sol, de cette technique de fracturation hydraulique ?
Cette technologie, interdite dans certains pays ou faisant l’objet de moratoire1, présente des risques très importants sur l’environnement, la santé publique et l’eau. Le débat principal porte donc sur les conséquences environnementales de l’utilisation conjointe en Tunisie depuis 2008 de la technique de la fracturation hydraulique.
L’usage de l’eau, une question de priorité régulé et encadré par le ministère de l’agriculture
La sécurité hydrique se définie comme l’accès durable en quantité suffisante à des eaux de qualité acceptable, elle est évaluée par des indicateurs chiffrés d’après l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO):
- 1700 m3/habitant/an= seuil de pénurie
- moins de 1000 m3/hab/an= pénurie chronique
- moins de 500m3/hab/an= pénurie structurelle
Selon les indicateurs de la FAO, la Tunisie présente un indicateur de 433 m3 par habitant et se situe à la 9ème place du classement mondial des pays menacés de pénurie d'eau. Or, d’après le rapport de la Commission européenne cité précédemment, la fracturation hydraulique utilise entre 10,000 à 25,000 m3 d’eau par puits. En sachant qu’il faut environ 3000 m3/ha/an pour irriguer un champ de céréales, cela signifie qu’à chaque puits foré par fracturation, 3,5 et 8,5 hectares de champs de céréales ne sont pas irrigués.
Même la BAD avertit les pays africains dont la Tunisie sur les pénuries d’eau dans son rapport : «Chaque puits requiert une quantité d’eau initiale importante pendant les opérations de fracturation et, vu leur courte durée de vie, de nombreux puits sont nécessaires pour obtenir une quantité constante de gaz de schiste. Même s’il est possible d’améliorer l’efficacité en recyclant les eaux usées, de grandes quantités d’eau seront requises pour tout projet substantiel de production de gaz de schiste. Tous les pays d’Afrique qui sont considérés comme ayant des gisements techniquement exploitables risquent d’être confrontés à d’éventuelles pénuries d’eau et à une âpre concurrence pour l’eau destinée à l’agriculture et à la consommation des ménages. C’est pourquoi il est extrêmement important que les autorités réalisent des enquêtes environnementales exhaustives portant notamment sur les sources d’eau et l’impact de leur utilisation avant de donner leur aval à l’exploitation du gaz de schiste».
En Tunisie, c’est le Ministère de l’agriculture qui est en charge d’autoriser ou non les concessions ou autorisation intéressants les eaux (article 53 du Code des Eaux) pour les exploitants d’hydrocarbures. Au vu de cette situation alarmiste, comment se fait-il que le Ministère de l’agriculture autorise ce type de concession d’eau pour des activités industrielles aussi consommatrices d’une ressource fondamentale si rare, et ce d’autant plus dans une région désertique ? Contrairement aux Etats-Unis ou le Canada, la Tunisie est en pénurie structurelle : peut-on se permettre d’utiliser et/ou risquer de contaminer les eaux ? Y a-t-il un contrôle sur ces concessions, une évaluation des priorités d’usage des eaux ou encore une étude d’impact sur la pollution des eaux pour le cas de la concession Bir Ben Tartar par l’Agence Nationale de Protection de l’environnement (ANPE) ou le Ministère de l’environnement?
En effet, une autre étude récente de l’EPA ( l’agence de protection environnementale des Etats Unis) qui a démontré le lien entre la fracturation hydraulique pour extraire le gaz de schiste dans la région de Dimock et la pollution des nappes phréatiques, a été censurée par l’administration Obama. Les résultats de l’étude sur la pollution de l’eau sont accablants :
«Les forages créent des voies, temporaires ou permanentes, qui permettent au gaz de migrer vers la nappe phréatique peu profonde près de la surface... dans certains cas, ces gaz détériore la qualité des eaux souterraines (…) Le méthane est libéré pendant le forage et probablement pendant le processus de fracturation (…) le méthane est à des concentrations significativement plus élevées dans les nappes aquifères après le forage et probable résultat de la fracturation (...) le méthane et d'autres gaz libérés au cours du forage (y compris dans l'air) causent apparemment des dommages importants à la qualité de l'eau». Article 58: Les concessions sont accordées dans les limites vraisemblables de disponibilité en eau évaluées sur la base des relevés mesures, observations, statistiques et calculs dont dispose l’Administration.
Aucune indemnité ne peut être demandée à l'Etat au cas où le volume effectivement disponible n'atteint pas le volume concédé qui constitue un maximum à ne pas dépasser.
Article 94 : Les industriels, utilisateurs d'eau doivent justifier dans leur demande d'installation que les dispositions pre?vues sont celles qui permettent d'économiser au maximum la qualité d'eau utilise?e, d'en pre?server au mieux la qualite?, et de limiter au maximum la pollution brute de?verse?e.
Le ministère de l’agriculture contrôle-t-il le bon respect de l’article 94 dans le cas de la fracturation hydraulique ? A-t-il bien évalué les disponibilités en eau et le débit accordé aux industriels au vu de la pénurie d’eau dans le pays ? L’absence totale de cadre de régulation et de contrôle de l’impact environnemental de l’utilisation de la fracturation hydraulique en Tunisie
Un grand débat au niveau institutionnel a lieu actuellement au sein des pays occidentaux dont les pays de l’Union Européenne sur l’impact environnemental de la fracturation hydraulique. En août 2012, le département Environnement de la Commission européenne a énuméré une liste de recommandation très strictes et exhaustives quant à l’encadrement et le contrôle d’impact sur l’environnement de la fracturation hydraulique. En octobre 2013, le Parlement européen propose d’amender la directive environnement et imposer un cadre de régulation et de contrôle strict de l’impact environnemental avant toute fracturation hydraulique : étude d’impact environnementale obligatoire avant chaque fracturation hydraulique, prévention des conflits d’intérêt pour les maitrise d’ouvrage et les personnes effectuant les études, et amélioration de l’accès à l’information. Aucun cadre de ce type n’existe en Tunisie alors que la fracturation hydraulique est régulièrement pratiquée.
L’heure est à la mobilisation et l’action. L’OTE recommande ces mesures de court terme et invite les autorités tunisiennes à :
• Publier les études d’impacts environnementaux avant les fracturations hydrauliques et dans le cas où elles sont inexistantes, justifier pourquoi et exiger une étude d’urgence
• Enquête parlementaire sur le processus d’octroi de ces permis et sur l’impact économique, environnemental et social de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels
• Veiller à ce que ces études et enquêtes respectent les critères de bonne gouvernance et interdire tout conflit d’intérêt
• Interdire la fracturation hydraulique par la loi et imposer un moratoire sur tous les permis de recherche, exploration et exploitation sur les hydrocarbures non-conventionnels
• Inscrire dans la constitution des articles garants d’un environnement sain tels que:
Article sur l’eau et la souveraineté alimentaire: L’eau constitue un droit fondamental et inaliénable pour la vie. Le caractère soutenable des écosystèmes et la consommation des besoins alimentaires de l’Homme sont la priorité de l’utilisation et l’exploitation de l’eau. La souveraineté alimentaire constitue un objectif stratégique pour lequel l’Etat a l’obligation d’affecter en priorité les moyens économiques afin de garantir aux tunisiens le droit à un accès à l’eau et à la terre, à une alimentation saine et suffisante produite sur le sol tunisien par des capitaux tunisiens. La souveraineté énergétique ne sera pas atteinte au détriment de la souveraineté alimentaire, ni n’affectera le droit à l’eau. Article sur le principe de précaution: Dans les cas où un dommage pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation de tous risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage et ainsi préserver l’environnement pour les générations présentes et futures. Article sur le droit à un environnement sain : Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques.
L’alerte de la BAD aux autorités et populations africaines est claire: "si l’eau est rare localement (…) la population locale risque de se montrer radicale et hostile à la fracturation".